Son savoir équestre pourrait obtenir le label « patrimoine immatériel » de l’Unesco. Sa gentillesse et sa bienveillance égalent son sens d’humour. JULIE ULRICH a choisi la Normandie pour y vivre et transmettre sa connaissance de l’art équestre. Elle nous offre un beau voyage à travers sa vie et ses expériences.
J’ETAIS AMOUREUSE DES CHIENS ET DES CHEVAUX
Je ne suis pas née dans les chevaux… Mon père était chimiste, a fait plusieurs découvertes, ma mère était femme au foyer, j’ai eu une enfance agréable et protégée. J’adorais les animaux, surtout les chiens et les chevaux. Je me baladais à travers la campagne et je caressais tous les chevaux que je rencontrais. Et un jour, j‘avais alors 11 ans, je me suis fait mordre par un shetland. C’était une belle morsure et le propriétaire du shetland, un marchand de chevaux, a été catastrophé. Il m’a dit : « Jeune fille, si tu ne dis pas à ton père que c’est mon poney qui t’a mordue, je vais t’apprendre comment monter sur un poney ». J’ai dit YES, très bonne idée, et tout a commencé ainsi. Je montais le poney tous les jours, puis je me suis retrouvée à monter les chevaux et le marchand a fini par vendre les chevaux qui ont été montés et valorisés par une jeune fille – moi !
J’aimais tellement les chevaux que je voulais me perfectionner, gagner en finesse, je lisais tout ce que j’ai pu trouver sur les méthodes : américaine, française, allemande. Je vivais et pensais chevaux, je montais, je sortais en concours un peu partout, j’étais comblée. J’ai commencé l’université très tôt à 16 ans et je l’ai quitté à 17 ans pour me marier avec un marchand de chevaux. Une décision qui m’a valu bien des ennuis car mon père a été très fâché et ne m’a pas parlé pendant 5 ans ! Il m’a aussi coupé tous les vivres, j’ai dû apprendre la vie « ordinaire », c’était assez dur.
ECOLE ESPAGNOLE, LA REVELATION
Avec mon mari, on avait à l’époque une écurie avec 115 chevaux – les chevaux de commerce, mes chevaux de sport, les chevaux de propriétaires, les chevaux d’un petit centre équestre. Je montais alors 14 chevaux par jour, le premier à 4h du matin, le dernier à 15h, pour donner ensuite des cours aux enfants. Et les week-ends, je montais dans les GP de saut d’obstacles. On peut dire que j’avais des journées bien occupées pendant 30 ans !
Un jour, la fameuse Ecole d’équitation espagnole de Vienne (qui n’a rien à voir avec l’équitation espagnole et utilise la méthode allemande de Weyrother) dirigée alors par Alois Podhajsky, un grand écuyer et un grand dictateur, est venue en tournée aux USA avec leurs quatorze étalons lipizzans pour présenter un spectacle magnifique. Après la dernière représentation à Boston, où se trouvait notre écurie, j’ai décidé de les inviter chez nous. Ils ont accepté, ils étaient vénérés dans leur pays mais peu payés par leur gouvernement. Ils sont venus chez nous et ont été très impressionnés par notre confort matériel le grand manège, les camions etc. Mais pas par mon niveau d’équitation… Le soir de leur venue j’ai déroulé devant eux une reprise niveau St Georges avec mon meilleur cheval de Grand Prix. Après les premiers pas ils ont commencé à rigoler et quand j’ai terminé ma reprise ils étaient carrément pliés de rire. Je riais avec eux mais je ne savais pas trop pourquoi. Karl Mikolka, 3ème dans la hiérarchie à l’époque, a donc pris mon cheval et a déroulé une reprise St Georges tellement rapide que j’ai cru que c’était un barrage ! A la fin il m’a dit : « Votre cheval n’a pas le niveau mais il est bien obéissant et veut bien faire. Mais vous, Madame, vous ne connaissez rien ! » Je lui ai dit : Oui, pour cela je veux apprendre ! Il est resté 5 ans chez nous et ça a changé complètement ma vie équestre !
FORMATION D’UN CHEVAL DE CSO PASSE PAR LE DRESSAGE !
Une fois que j’ai acquis un assez bon niveau en dressage je pouvais former les chevaux de saut d’obstacles. Beaucoup de choses peuvent être améliorées par un bon dressage : mauvais geste devant, mauvais passage de dos, manque de force, manque de souplesse, tout cela peut être travaillé et amélioré. Avec les connaissances que j’ai reçues, j’ai été capable de former un cheval qui participe au GP de dressage et de saut d’obstacles également. Et qui fait cela avec envie, pas par crainte et domination. Quand je suis arrivée en Europe on était déjà conscient de ce lien si fort entre le dressage et l’obstacle. C’était ainsi en Allemagne, en Suède, aux Pays Bas, en Belgique, mais pas en France ! La France est un autre pays, où on ne doit pas utiliser le mot « dressage » et « obstacle » dans la même phrase !
WELCOME TO NORMANDIE !
J’avais une vie très confortable aux USA, bien installée en Virginie avec mes chevaux, mes clients et élèves et la possibilité de participer aux beaux concours, mais j’avais l’impression de stagner, de m’enfermer dans une routine. En plus, après mon divorce, je me suis sentie libre, je voulais progresser avec les maîtres en Europe et m’installer dans un pays dont j’ignorais la langue – la France ! Mon challenge était de savoir dans combien de temps j’allais retrouver le même niveau de confort qu’aux USA. J’étais confiante car je suis un bon pédagogue, je pouvais enseigner, je pouvais former des chevaux, je pensais donc que j’allais trouver ma place assez rapidement. Quelle erreur ! Tout d’abord personne ne voulait prendre de leçons. Pourquoi faire ? Et les éleveurs n’avaient pas d’argent pour me payer la formation de jeunes chevaux. En plus, personne ne comprenait mon français…
Je me suis dit ok, dans ce cas, je vais devenir marchand de chevaux. Je vais les acheter, former et revendre à mes clients et élèves aux USA. Très bonne idée, n’est-ce pas, car il y a de super chevaux en Normandie ! Je me suis donc rapprochée de Germain Levallois en lui demandant si son cheval, un très bon 4 ans, était à vendre. Il m’a répondu : « Il est là votre mari ? Non ? Et votre frère non plus ? Vous êtes seule ici et vous êtes marchand de chevaux ? Ah bon…. Alors non, le cheval n’est pas à vendre. » Simplement parce qu’il ne savait pas comment discuter le prix avec une femme ! C’était pareil pour Alexis Pignolet et Fernand Leredde, impossible de discuter. J’ai fini par communiquer avec des cavaliers, c’était beaucoup plus simple ! Ainsi j’ai pu acheter pas mal de chevaux, je les ai formés, montrés en concours et du coup on m’a confié les chevaux également. J’ai fini par me faire une place mais c’était beaucoup plus long que prévu et les premières six années ont été vraiment très dures. Mais j’y suis arrivée quand même alors que plusieurs amis, comme George Morris, pensaient que j’allais tenir trois ans et me précipiter pour rentrer !
ADIEU LA PISTE CHAMPETRE !
La Normandie a beaucoup changé depuis cette époque ! Quand je suis arrivée, en 94, le premier concours que je suis allée voir de côté de Bayeux, c’était un champ sur lequel un tracteur a déposé quelques obstacles, j’étais un peu choquée. Je me rappelle très bien qu’au début, quand Jean-Paul Lepetit construisait une ligne un peu plus technique, tous les cavaliers lui tombaient dessus. « Mais non, ce n’est pas possible, ouvre cette ligne Jean-Paul, c’est beaucoup trop difficile pour un jeune cheval ! » Mais Jean-Paul n’a jamais abandonné l’idée de construire les pistes qui forment les cavaliers et les Normands ont fini par être fiers de leur chef de piste. En effet, les parcours d’aujourd’hui ont la même finesse et difficulté technique en Normandie qu’ailleurs dans le monde. Jean-Paul et les autres ont ainsi contribué au changement d’équitation – dans la finesse, avec les chevaux parfaitement dressés à la maison. Car les chevaux ont évolué aussi, ils sont plus légers, plus rapides, plus sensibles et il faut les monter avec beaucoup de subtilité. Les éleveurs, comme mes amis Bernard Lecourtois ou Jean-Luc Dufour, ont fait un travail formidable dans le bon sens de l’évolution du sport, en acceptant l’apport du sang étranger. Ainsi, dans les compétitions locales en Normandie il y a des couples qui évoluent aussi bien que ceux qu’on admire en compétions internationales. Et les cavaliers de jeunes chevaux ne sont pas les mêmes qu’avant non plus. Ce n’est pas grâce à moi mais j’en profite. Car il y a beaucoup qui m’appellent et qui me demandent de les aider à travailler dans le bon sens. Avec le sport aussi technique il n’est plus possible de s’en sortir tout seul sans aide d’un bon coach. Autrefois, un cavalier avec un bon feeling et du talent pouvait tout gagner avec un seul cheval. Aujourd’hui c’est impossible, pour se maintenir au top il faut avoir au moins 5 ou 6 chevaux de top niveau. Il faut donc les former avec une bonne méthode !
LA TRANSMISSION C’EST VITAL !
Chaque cavalier avec du talent et une méthode de travail est capable de former plusieurs chevaux et plusieurs cavaliers qui, à leur tour, vont former d’autres cavaliers. Aux USA, dans les années 50, on a fait venir le Hongrois Bert de Némethy avec une mission d’entraîner l’équipe américaine composée de couples hétéroclites. Il a été catastrophé mais comme il avait un très fort caractère et une bonne méthode hongroise, il a formé George Morris, Katy Prudent, Chris Kappler qui, à leur tour, ont formé les autres. C’est comme une pyramide, on finit par construire un vrai système.
Dans les années 60 nous avons volé à la France Jack Le Goff, écuyer du Saumur, un représentant parfait de l’Ecole de l’équitation française, un cavalier olympique et coach de l’équipe française du concours complet, qui est venu former notre équipe nationale du CC. Jack aussi était un dictateur total, mais il a formé les cavaliers qui ont été très performants et médaillés internationaux et ces cavaliers ont formé les autres à leur tour. Aujourd’hui on refuse de subir cette tyrannie « à l’ancienne », on dit que c’est trop dur ! Mais moi j’ai eu la chance de suivre l’enseignement de plusieurs de ces « dictateurs » et je suis formée pour utiliser plusieurs méthodes : Française, Capprilli, Américaine, Weyrother. Merci mon grand âge ! Je peux ainsi décider quelle méthode utiliser en fonction du cheval et en fonction du cavalier aussi ! Après il faut rester flexible et s’adapter sans cesse au vivant !
OU SE FORMER EN FRANCE ?
Voilà la question. Il y a l’Ecole de Saumur, mais c’est très difficile d’y accéder et on y reste 3 ans, mais à part cela, rien. Quand j’avais mon écurie en Virginie, Henri Prudent me demandait souvent si je pouvais accueillir les jeunes stagiaires français. Ils venaient à la maison, montaient tous les jours plusieurs chevaux sous ma tutelle et partaient avec une méthode de travail. Quand je suis arrivée en France, c’était terminé, je n’avais plus les moyens ni les structures pour les de les accueillir. Et aussi à l’époque tout était moins cher, je pouvais prendre un élève qui faisait les boxes le matin et montait à cheval en prenant les cours l’après-midi. Je pouvais former ainsi plusieurs jeunes cavaliers gratuitement. Mais aujourd’hui c’est impossible, l’élève doit avoir un cheval et même plusieurs chevaux pour progresser vraiment. Et il ne suffit pas de prendre une leçon d’une heure par semaine, pour progresser vraiment, il faut monter 4 heures par jour !
J’ai actuellement deux élèves formidables : Kevin Staut et Amy Graham. Ils sont vraiment avides du savoir, ils veulent connaître les moindres détails de ce que je peux transmettre. Je passe des heures et des heures avec eux pour redonner le savoir que j’ai reçu du monde équestre. De Reiner Klimke, de Jack Le Goff et des autres qui m’ont transmis leur savoir gratuitement, avec toute leur bienveillance. Je forme les disciples avant de prendre ma retraite, sinon quel sens donner à tout mon parcours et tout mon travail ?
EQUITATION EST UN SPORT INTELLECTUEL
Tout le monde pense que l’équitation est un sport physique mais non, c’est un sport intellectuel. Il faut COMPRENDRE ce qu’on demande au cheval, comprendre de quelle façon il réagit à la demande et comprendre de quelle façon on peut améliorer cette réaction. Il y a des cavaliers qui résistent, qui disent non, moi je monte à l’instinct et je ne peux pas monter les foulées et les compter en même temps. Cela demande des heures pour comprendre et pour apprendre, donc, c’est intellectuel.
Et pour cela on a besoin d’un regard extérieur, besoin d’un coach. Quand j’étais jeune je pensais moi aussi qu’il me suffit de lire les livres, pas la peine d’aller à l’université. Mais non, sans professeur je ne comprends rien, il faut toujours quelqu’un pour interpréter et c’est encore plus vrai quand il s’agit d’équitation.
LES CAVALIERS DE HAUT NIVEAU ONT LE DEVOIR DE TRANSMETTRE LEUR SAVOIR
Malheureusement, actuellement, en France, il est très difficile de trouver un coach d’un bon niveau. La fameuse Ecole française d’équitation n’est plus enseignée véritablement, les cavaliers de bon niveau ne forment pas, juste donnent des stages, ce qui n’est vraiment pas suffisant. Il faut une immersion totale avec un bon professeur pendant 1 an ! Ici la formation générale est assurée par les moniteurs qui ont été formés à leur tour par les moniteurs pas vraiment compétents. Ce n’est pas une bonne chose pour l’équitation du tout.
Aux USA c’est différent. Les élèves se forment dès leur jeune âge et apprennent à bien monter, pas aller au plus vite en faisant n’importe quoi sur leur poney. A l’époque, je donnais à mes jeunes élèves de 10, 11 ans la possibilité de monter mes chevaux de GP de dressage et d’obstacle. C’est très instructif ! On apprend par les chevaux déjà formés ce qu’on cherche à obtenir. Bien sûr, il faut tomber sur quelqu’un de généreux qui veut transmettre. Reiner Klimke, le champion olympique de dressage allemand en me voyant concentrée au bord de la piste, m’a proposée de monter Mehmed, son champion d’Europe. J’avais peur, mais il m’a rassurée en disant qu’un cheval bien formé va interpréter et comprendre ce que tu veux de lui. Il m’a dit : « Imagines toi que c’est ta grand-mère qui va monter après toi. Il faut que ton cheval comprenne ce qu’il faut faire et qu’il reste calme. Voilà le secret d’un bon dressage. » Et c’est ainsi que j’ai formé des dizaines de chevaux qui ont formé des cavaliers et des dizaines d’élèves qui à leur tour ont formé d’autres cavaliers et d’autres chevaux. Et c’est ainsi qu’on construit l’avenir !
En France, il faudrait que les cavaliers de haut niveau prennent la responsabilité pour le futur de notre sport !!! On ne peut pas dire : Je suis en haut, je profite, je fais de beaux concours, je gagne les épreuves et je gagne l’argent et je laisse aux moniteurs le soin de former les jeunes. C’est complètement irresponsable ! A moment donné, quand on baisse le rythme des concours, il faut former les autres, redonner ce qu’on a reçu !
ET LES CHEVAUX ALORS ?
Quand je suis arrivée en France, j’avais l’impression qu’on perdait 50% de chevaux à cause d’une mauvaise exploitation. Aujourd’hui c’est beaucoup mieux, on se rend compte qu’on peut blesser le cheval physiquement, qu’on peut aller trop vite ou trop doucement, faire un mauvais choix de méthode, être trop ou pas assez exigeant, on peut faire beaucoup de bêtises. On a compris également que le cheval a mérité le respect – tout le monde est d’accord avec ça aujourd’hui.
Quant à haut niveau, il s’est fait dominer par le commerce. Au départ nous avions l’art équestre, ensuite sport et art et aujourd’hui nous avons commerce, sport et art. Je suis contente de travailler avec les deux cavaliers pour qui art et la manière de monter, de construire les parcours est aussi importante que l’envie de gagner. Il y a des cavaliers de haut niveau chez qui la priorité absolue c’est de gagner ! Moi j’adore gagner, je suis compétitrice mais pas au risque de perdre mes principes !
QUELLE VISION D’AVENIR ?
Je suis Américaine donc optimiste de nature ! Je pense que les choses évoluent dans le bon sens, qu’il faut continuer à expliquer, à enseigner, à donner l’exemple, à construire les bons parcours et avoir la foi en avenir ! En arrivant en France j’ai été frappée par cette manière de dire : c’est bien mais ce n’est pas possible ! J’ai toujours pensé que chacun né avec un talent qu’il faut découvrir et l’utiliser – qu’il s’agisse d’énergie, d’intelligence, d’endurance. Moi j’ai beaucoup d’énergie, une bonne capacité de concentration et je suis positive. Mon talent équestre n’est pas naturel, j’ai tout appris. J’ai fait beaucoup de lectures, j’ai suivi de bons professeurs, j’ai regardé de bons cavaliers et j’ai monté de bons chevaux. Et j’ai toujours accepté de me remettre en cause pour me perfectionner encore et encore. Chaque jour nous apporte une occasion d’apprendre quelque chose. Et c’est vraiment possible !